Le florilège que nous avons enregistré en avril 2010 pour Bayard Musique sur l'orgue historique de Barr réunit une grande part des œuvres pour orgue d’inspiration sacrée composées par Franz Liszt dans les vingt-cinq ultimes années de sa vie, sur un magnifique instrument exactement contemporain. Plus concises que les trois grandes pièces les plus célèbres de leur auteur, elles ont en commun une intense poésie et une utilisation originale de l’instrument, souvent intimiste et délicatement colorée, parfois puissante, majestueuse ou passionnée. A l’exception de l’Introduction, Fugue et Magnificat de la Dante Symphonie, elles ont toutes été écrites lors de ses séjours à Rome. Rappelons qu’en 1865, il prit les quatre premiers degrés de la prêtrise, sans aller plus avant dans les années qui suivirent.
Des liens souvent recherchés unissent les pièces de ce programme : adaptation d’œuvres pour piano, pour orchestre ou pour chœur, utilisation du plain-chant, lien avec sa famille (son fils Daniel, sa petite-fille Daniela) ou avec des personnes de son entourage, relation avec le passé (Bach, Mozart Arcadelt).
Partons à la découverte de ces moments musicaux fascinants.
Ave Maria d’Arcadelt (1863)
Curieux destin que celui de cet Ave Maria. Au départ, chanson (Nous voyons que les hommes font tous vertu d’aimer) publiée par Arcadelt (1507-1568) dans son Tiers livre de 1554, il fut ensuite harmonisé à quatre voix et adapté au texte de la Visitation par Pierre-Louis Dietsch (1808-1865). Chef d’orchestre de l’opéra, ayant assuré la 1ère de Tannhaüser en 1862, maître de chapelle de l’église Saint-Eustache puis de la Madeleine, Dietsch était réputé dans le milieu de la musique sacrée pour avoir écrit un Manuel du maître de chapelle l’année qui précéda sa mort. On ne sait ce qui motiva l’écriture de cette merveilleuse paraphrase de Liszt, qui nimbe d’abord la mélodie d’Arcadelt d’un carillon céleste, avant de faire entendre la polyphonie de Dietsch sur le clavier principal (car l’auteur a pris le soin de noter avec précision les claviers requis pour les différents passages, les nuances, les phrasés, signes d’articulation, et même quelques doigtés). La pièce, dédiée à Alexander Wilhelm Gottschalg, l’un de ses organistes de prédilection qui en a réalisé une copie, s’éteint dans une lumière crépusculaire.
Weinhachtsbaum (Arbre de Noël) (1876)
Ce recueil de Noëls a été composé à partir de 1873 (première version non publiée) puis repris en 1876. Liszt a montré un attachement très particulier à cette œuvre assez peu connue, se consacrant à plusieurs reprises à des révisions. Les deux premières publications ont été réalisées en 1882, juste après une audition-surprise réalisée le soir de Noël dans la chambre de sa petite-fille, Daniela von Bülow. La page de titre porte d’ailleurs l’inscription suivante : « créé le jour de Noël 1881 à Rome ». Il en existe plusieurs versions possibles : les quatre premiers morceaux sont plutôt destinés à l’harmonium ou à l’orgue, les suivants au piano ; le deuxième peut être chanté. Liszt a par ailleurs écrit pour l’ensemble une version à quatre mains qui est utilisée dans le présent enregistrement, et qui permet des dispositions de registrations intéressantes.
Psallite (vieux chant de Noël) est une page simple et puissante en fa majeur.
O heilige Nacht (Canto natale, da una melodia antica), dans le même ton, est touchant de naïveté et de subtilité tonale.
Die Hirten an der Krippe (In dulci jubilo), reprend la célèbre mélodie du choral, en ré bémol majeur, sur un mouvement perpetuel évoquant les instruments populaires de la crèche.
Ce mini-cycle se termine par l’Adeste fideles, Marche des trois rois mages, dans le ton de la majeur.
Ave Maria (1846, 1873)
Voici encore une œuvre dont l’origine est vocale, (chœur en si bémol pour quatre à sept voix et orgue de 1846), avant de devenir la deuxième pièce des Harmonies poétiques et religieuses pour le piano, entrepris à Woronince l’année suivante. Enfin, sept ans plus tard, elle se métamorphose en une superbe pièce pour orgue, transposée au demi-ton inférieur, et dont la registration a été élaborée pour l’orgue de Ladegast, dans la cathédrale de Mersebourg.
Evocation à la Chapelle Sixtine. Miserere d’Allegri et Ave Verum de Mozart (1862)
Quelques semaines après le décès de sa jeune fille Blandine, en 1862, Liszt s’était rendu à Rome. Il aimait se recueillir dans la Chapelle Sixtine où le jeune Mozart avait réussi le tour de force en 1770de noter de mémoire le Miserere d’Allegri, dont la diffusion était interdite sous peine d’excommunication.
« Au cours d’une de ces visites, Liszt, j’imaginais que je voyais Mozart, et qu’il me regardait avec une douce condescendance. Allegri se trouvait là tout près et semblait presque faire un acte de contrition sur la célébrité que des pèlerins d’ordinaire peu aptes aux impressions musicales ont pris soin d’imposer exclusivement à son Miserere. » Ainsi Liszt décida-t-il, dans sa résidence de la Via Felice, d’immortaliser ces impressions dans une pièce de grandes dimensions, dont il réalisé deux versions, l’une pour piano, contemporaine d’une adaptation d’extraits du Requiem de Mozart, et une autre pour grand orgue. Il ajoute : « Dans le Miserere pleurent les peines et les angoisses de l’homme ; dans l’Ave verum la miséricorde infinie de Dieu et sa grâce se révèlent et chantent. Cela atteint le mystère le plus sublime et dévoile devant nous l’amour triomphant de la mort. »
A l’instar des peintures de Michel-Ange, Liszt déploie toute une palette d’émotions, depuis l’évocation ténébreuse du Miserere dans le grave de l’orgue qui évolue vers une véritable vision d’Apocalypse. Cette dernière page, tumultueuse et passionnée, prépare l’arrivée lumineuse, à deux reprises, de l’Ave Verum.
Ave maris stella (1868)
La première version de cette prière est un chœur mixte avec orgue « écrit au Vatican » en 1865. D’une écriture douce, baignée d’une lumière parfois délicatement modale, elle est par la suite arrangée pour l’harmonium seul, puis publiée en 1880 avec le Salve Regina à l’intention du Cardinal Hohenlohe dont il sera question plus loin.
Les Morts – oraison (1860)
Le 13 décembre 1859, Daniel, l’unique garçon de Liszt, mourut à l’âge de 20 ans. On peut imaginer l’état d’extrême affliction du compositeur, qui entreprit à sa mémoire l’écriture d’un « récitatif pour orchestre », Les Morts, adapté immédiatement après pour le grand orgue (août 1860) et pour le piano. Il s’était appuyé sur un assez vaste poème de Lamennais, qui eut sur le jeune compositeur une influence considérable : « Lamennais assignait à l’art pour objet suprême le perfectionnement moral de l’homme, à l’heure ou Liszt, dans l’enthousiasme de ses vingt ans, voulait remplir la musique d’idées et de sentiments. Pour Liszt, Lamennais était l’apôtre tout ensemble de son art et de sa foi ; pour Lamennais, Liszt était un jeune héros en qui s’incarnait son idéal de l’artiste, a écrit Jean Chantavoine.
L’auteur a pris le soin de disposer les vers au fil de la musique : « Ils ont aussi passé sur cette terre ; ils ont descendu le fleuve du temps ; on entendit leur voix sur ses bords, et puis l’on n’entendit plus rien. Où sont-ils ? Qui nous le dira ? Heureux les morts qui meurent dans le Seigneur ! »
Nous proposons deux versions, l’une avec récitant (Benoît Strebler), suivant la place des vers de Lamennais, l’autre pour orgue seul (Cd 2)
Deux chorals, extraits des Chorals pour le Cardinal Hohenlohe(1881)
Voici deux chorals extraits d’un florilège réuni à l’intention du Cardinal Hohenlohe, fils du prince François-Joseph de Hohenlohe-Schillingsfürst. C’était un des personnages les plus influents et complexes de l’entourage de Liszt. Ordonné prêtre en 1849 des mains mêmes de Pie IX, il devint évêque in partibus d’Edesse en 1857, puis en 1866 cardinal-prêtre, titulaire de Saint-Calixte. En 1876, après une période d’exil dans son château familial, il retourna à Rome, nommé par Léon XIII évêque d’Albano et archiprêtre de la basilique Sainte-Marie-Majeure. C’est le Cardinal Hohenlohe qui nommera son ami Liszt chanoine honoraire d’Albino ; c’est lui encore qui mettra à sa disposition une suite d’appartements à la Villa d’Este.
Les deux pages choisies ici sont dédiées au temps de la Passion, et montrent, derrière leur apparente simplicité verticale, une intense expressivité. On trouve ce choral O Traurigkeit dans la Via Crucis de 1879-80. Il conclut la douzième station : Jésus meurt sur la Croix.
O Sacrum convivium (1883-1884)
Il existe de cette petite pièce une version avec des parties de chant. Dans le ton de mi majeur, son écriture est caractérisée par un chromatisme discret, et une fluidité particulière.
Einleitung, Fugue und Magnificat aus der Symphonie zu Dante’s„Divina Commedia“ (1861/62)
(Introduction, Fugue et Magnificat de la Dante-symphonie).
Franz Liszt pensait à une grande symphonie d’après la Divine Comédie de Dante depuis 1840. Dès 1847, alors qu’il venait de tracer les grandes lignes desHarmonies poétiques et religieuses, il jouait à la princesse Carolyne de larges extraits de cette œuvre emblématique. Elle ne sera finalement achevée qu’en 1856. En deux mouvements (l’Enfer et le Purgatoire, suivis d’un Magnificat se substituant au Paradis), elle requiert un très grand orchestre avec les bois par trois, quatre cors, deux trompettes, trois trombones, un tuba… l’auteur avait même envisagé la construction d’une machine spéciale pour les dernières mesures de l’Enfer, et conçu son interprétation accompagnée de projections à la lanterne magique de scènes de la Divine Comédie dessinées par le peintre Bonaventura Genelli. Un projet aussi grandiose ne pouvait être dédié qu’à Richard Wagner ! Cinq ans plus tard, Liszt entreprend avec l'aide de l'organiste Gottschald une adaptation pour grand orgue du Purgatoire et du Magnificat. La partition est particulièrement soignée (des registrations sont précisées, de nombreux signes de nuances et des articulations extrêmement variées, permettent une interprétation aussi fidèle que possible de la pensée instrumentale de l’auteur). C’est sous cette forme une pièce d’orgue magnifique, du même niveau que les grandes trois pages jouées habituellement.
Après une courte introduction sur l’accord de mi bémol, un récitatif, confié dans la version orchestrale au pupitre de violoncelles, puis à toutes les cordes, fait tendre vers l’aigu une phrase d’une incandescente expressivité. Puis le discours se met en marche, faisant alterner une sorte de choral (confié aux bois, ici aux jeux d’anches du récit) avec une phrase descendante d’un très large ambitus. Cette progression dans l’ombre nous amène à une fugue de longue haleine, lamentoso, longue marche de l’âme vers l’espérance. La comparaison avec la version orchestrale est fascinante, Liszt n’hésitant pas à rendre l’écriture pour orgue plus idiomatique (suppression d’une voix, permutation aux mesures 109 et suivantes des parties inférieures et supérieures…) : tout est mis en œuvre pour faire de cette fugue une œuvre d’orgue à part entière. Enfin, la puissance de l’instrument, puis toute la richesse de sa palette sonore sont requises pour l’acclamation finale, le Magnificat, dont la version pour orgue est un peu moins développée. Cette fresque magnifique s’achève dans l’embrasement de l’Alléluia final.
Salve Regina (1877)
Maria ! Refugium peccatoris, auxilium Christianorum, ora pro nobis ! a écrit Liszt en tête de cette partition composée le 19 octobre 1877 à la Villa d’Este, pour la fête des Sept douleurs de la Bienheureuse Vierge Marie. Il s’agit d’une harmonisation toute personnelle de l’antienne grégorienne.
Choral Nun Danket alle Gott (1883)
Cette pièce brève mais grandiose, inspirée par un poème de Herder, était une commande pour l’inauguration de l’orgue Walcker du dôme de Riga, alors considéré comme le plus grand instrument à tuyaux du monde (cent-vingt jeux). Pour cette occasion fut ajoutée une partie de chœurs et de vents qui n’est pas de la main de Liszt.
Le dessein de Liszt, lors de cette page composée en mai 1883, était de « faire gronder, gémir et soupirer le géant ! »
Angelus ! Prière aux anges gardiens (1877, révisions 1880 et 1882)
Cette pièce, dédiée à sa petite-fille Daniela von Bülow (à qui sont destinés également la version pour orgue de l’Arbre de Noël) figure en première position dans la troisième partie des Années de Pèlerinage. Liszt propose une interprétation alternative à l’harmonium. Il est évidemment très séduisant de jouer cette page magnifique à l’orgue, et Karl Straube n’a pas manqué, en 1917, d’en réaliser une édition pratique pour cet instrument. Il existe aussi une version de chambre d’une poésie arachnéenne.
Lisons le récit, éloquent, qu’a fait à son sujet l’ecclésiastique anglais Hugh Reginald Haweis, en visite à la Villa d’Este en novembre 1880 :
« A propos de cloches, dit Liszt, j’aimerais vous montrer un Angélus que je viens d’écrire » ; et, ouvrant le piano, il s’assit. (…)
« Savez-vous, dit Liszt en se tournant vers moi, qu’en Italie, on sonne l’angélus avec insouciance ; les cloches se balancent irrégulièrement, et s’arrêtent, et les cadences sont souvent fragmentées de la sorte » ; et il commença un petit passage oscillant dans les aigus –comme les cloches battant très haut, dans l’air du soir. La musique cessa, mais si doucement que la demi-mesure de silence se fit sentir et que l’oreille attentive continua à porter le rythme interrompu par-delà la pause. L’abbé lui-même semblait s’enfoncer dans un rêve ; ses doigts retombèrent doucement sur les touches, et les cloches reprirent, s’arrêtant au milieu d’une phrase. Puis l’air de l’angélus s’éleva de la basse, ou plutôt, on eût dit l’émotion vague de quelqu’un qui, en passant, entend dans les ruines d’un cloître au bord de la route les spectres de vieux moines fredonnant leurs mélodies somnolentes, tandis que le soleil décline rapidement et que les ombres pourpres de l’Italie s’étendent furtivement sur la terre, depuis l’Occident orangé !
Nous étions assis, immobiles. (…) Liszt était presque aussi immobile : ses doigts semblaient tout à fait indépendants, ministres fortuits de son âme. Le songe fut brisé par une pause ; puis revint le petit passage oscillant des cloches, battant, très haut, dans l’air du soir, la demi-mesure de silence, le rythme rompu, on avait sonné l’angélus. (H.R. Haweis : My musical life, Londres, 1886)
Eric Lebrun